Contexte et état de l’art – Les communs – Pierre Sauvêtre

Extrait d’une recherche réalisée par Pierre Sauvêtre, maître de conférences en sociologie à Paris Nanterre et post-doctorant ChairESS HDF (2015-2016).

La multiplicité des crises fait surgir de nouvelles pratiques sociales de production, de consommation et d’échange et simultanément invite, même si la transition peine à trouver des repères théoriques convergents, à l’élaboration de nouveaux modèles. La socio économie des « communs » est une des manières d’explorer à la fois les pratiques sociales et de renouveler les cadres théoriques existants.

La notion de « commun » est relativement récente dans la recherche scientifique en France, même si elle connaît un développement rapide – ce qui pourrait être en soi l’objet d’une recherche. Ce sont les travaux d’Elinor Ostrom et de l’école d’Indiana, d’abord centrés sur les systèmes auto-organisés et autogouvernés de gestion des ressources naturelles, qui ont remis la notion de « commons » au goût du jour au début des années 1990 (Coriat, 2013). Par la suite, Elinor Ostrom et Charlotte Hess (2007), sous l’influence d’un groupe de juristes anglo-saxons (Lessig, Boyle, Benkler) impliqués dans la lutte contre les droits de propriété intellectuelle, ont été amenées à étendre leur modèle de « communs » (de systèmes auto-organisés de gestion des ressources, de gouvernance démocratique et de distribution des droits de propriété) aux communs immatériels (de l’information, de la connaissance, du numérique, et notamment d’internet), tandis que réciproquement le modèle des communs était intégré au mouvement des logiciels libres (Coriat et Broca, 2015). Après l’attribution du prix d’économie en mémoire d’Alfred Nobel en 2009 à Elinor Ostrom, les travaux sur les communs se sont multipliés, et ses héritiers ont poursuivi dans la veine consistant à asseoir essentiellement la possibilité des communs sur des ressources foncières ou informationnelles (Coriat et al, 2015). D’autres ont insisté sur la pertinence de ce modèle pour analyser les échanges économiques pair-à-pair sur internet (Bauwens, 2015).

Parallèlement, des voix critiques ont commencé à s’exprimer sur certains présupposés économiques de la théorie d’Ostrom, sur son libéralisme et l’impensé du rôle conféré à l’Etat (Baron, Petit et Romagnan, 2011), sur le naturalisme de sa théorie des biens issue de l’économie standard (Dardot et Laval, 2014 ; Laval et Laville, 2014) faisant des communs des formes institutionnelles compatibles avec l’économie dominante et dans le même temps des espaces éthérés, à l’écart des rapports de force produits par les logiques socio-économiques et assis sur une vision idéalisée de la communauté (Schweizer, 2013), négligeant les rapports de pouvoir et également les effets de ce que Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu nomment l’ « isomorphisme institutionnel » (Laville et Sainsaulieu, 2013).

Dans le même temps, différents phénomènes et processus socio-politiques ont transformé la compréhension des communs. Ainsi, par le truchement des crises économiques et d’une manière d’envisager autrement les logiques de gouvernance, une dynamique sociale coopérative nouvelle semble émerger non seulement dans le domaine de la production (augmentation du nombre des SCOP et des SCIC), mais aussi dans la consommation (coopératives de consommation), dans le logement (habitats coopératifs, couch surfing), dans les services à la personne (co-voiturage), ou encore dans des systèmes d’échanges non marchands en tous genres, s’appuyant souvent sur le développement des nouvelles technologies numériques.

Certains chercheurs y décèlent des convergences entre l’économie solidaire et les communs (Nyssens et Petrella, 2015), quand d’autres préfèrent voir dans cette dynamique coopérative le retour à un « sens du social » sur laquelle la notion de « commun » ferait l’impasse (Fischbach, 2015). D’autres encore – sous l’impulsion du « mouvement des places » qui a fait émerger la notion de « communs urbains » (Festa, 2015) et de l’appropriation de cette notion de communs (ou de biens communs), notamment par des mouvements politiques et des luttes sociales, que ce soit en Bolivie, en Italie, en Espagne, aux Etats-Unis ou en Grèce (Sauvêtre, 2016) – font du commun un principe de refondation du politique et de la démocratie reposant sur la co-participation et la co-décision, non sans en même temps souligner tout ce qui relie une telle notion à l’héritage associationniste et mutualiste du mouvement ouvrier (Dardot et Laval, 2014) dont l’économie sociale et solidaire est elle-même l’héritière (Laville, 2010).