TRIBUNE Covid-19 : l’impératif coopératif et solidaire

Nous, acteurs, chercheurs, élus, territoires et réseaux de l’ESS des Hauts-de-France appelons à un engagement véritablement coopératif et solidaire pour sortir par le haut de cette crise sans précédent.

Les crises se succèdent à un rythme effréné 

En un temps court, nos sociétés ont été amenées à faire face à une succession de crises majeures que l’on songe à la crise financière internationale de 2008, à la crise sociale et démocratique des gilets jaunes depuis 2018, à la crise écologique qu’incarnent le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité. L’arrivée et la diffusion mondiale du coronavirus fin 2019 et les réponses qui ont été fournies ont cette fois provoqué une crise multidimensionnelle sans précédent. 

À chaque crise, l’État est appelé à la rescousse : il retrouve de sa superbe, n’est plus conspué ni par ceux qui d’habitude idolâtrent la privatisation des gains ni par ceux qui vantent les bienfaits de l’austérité. À chaque crise, qui provoque un accroissement effroyable des inégalités (sociales, territoriales, de logement etc.), des appels solennels à la solidarité et à la coopération sont lancés. Quelques actes philanthropiques trouvent un large écho dans la presse : tel grand groupe décide de réorienter une ligne de production vers des produits de première nécessité sanitaire ; tel autre achète « à ses frais » des équipements en Chine ou ailleurs ; tel autre encore réduit la part des dividendes qui seront versés à ses actionnaires, tandis qu’il profite par ailleurs du filet de protection sociale du chômage partiel assuré par l’État. Telle grande fortune appelle aussi à une redistribution ponctuelle des revenus (souvent financiers) engrangés.

L’économie sociale et solidaire, un acteur discret de réponse à ces crises

Une partie de l’économie pourtant, fait de ces appels, là-bas ponctuels, le cœur structurel de son organisation et de son activité du quotidien. Crise ou pas crise, les initiatives solidaires, l’économie sociale et solidaire, les communs interrogent le sens de ce qu’ils réalisent, orientent leurs productions vers des activités d’utilité sociale, qui répondent à des besoins écologiques et sociaux, fondent leurs décisions sur des principes égalitaires, font de la solidarité et de la coopération la grammaire de leur dynamique. 

De nombreuses initiatives citoyennes, comme autant de solidarités auto-organisées, ont été réactives pour répondre à la crise. Souvent à bas bruit, elles ont abattu, et abattent, un travail considérable pour pallier les défaillances industrielles, et assurer, par exemple, la fabrication de masques via de simples machines à coudre, et parfois via des FabLabs et tiers lieux. Des acteurs de l’économie sociale et solidaire jouent un rôle de proximité dans le déploiement des circuits courts alimentaires, proposent des paniers de fruits et légumes en zones urbaines. Des actions autour de l’alimentaire sont démultipliées grâce à des acteurs de tiers lieux en lien avec des métropoles, ou proposent des solutions de plateformes type « open food network ». Des associations maintiennent une continuité des services publics dans le sanitaire et social malgré les risques de non distanciation physique, qu’on songe à l’aide à domicile, aux Ehpad gérés de manière associative, aux IME, aux maisons d’accueil spécialisées, dont beaucoup ont décidé de rester ouverts. Des associations continuent de défendre les sans-abris et les réfugiés, d’autres encore structurent l’entraide de proximité au quotidien. Tous les secteurs économiques sont durement touchés. Les activités culturelles et artistiques sont parmi les plus affectées. Seuls les réseaux de coopération et de solidarité leur permettent de ne pas disparaître de l’espace public. Dans l’urgence de leur survie, et conscientes de leur forte utilité sociale, certains de ses acteurs nouent des appuis politique et économique avec l’économie sociale et solidaire. 

L’État et les collectivités locales et territoriales savent bien d’ailleurs, en temps de crise, qu’ils peuvent compter sur cette économie solidaire de proximité, et plus largement sur ce tissu socioéconomique territorial, pour en amortir les effets, tandis que les mêmes ont parfois déployé une énergie non dissimulée pour réduire, avant la crise, leurs moyens d’agir et l’ont parfois instrumentalisée ici ou là comptant sur elle pour maintenir une paix sociale à moindres coûts. 

Quelles alternatives ?

Dans quelques semaines ou quelques mois, chacun des grands acteurs économiques multinationaux espérera la reprise du « monde d’avant », un business as usual qui nous a pourtant conduits dans cette situation. Las. Les crises multiples traversées, et celles qui se succéderont certainement dans les années à venir, rendent urgent de repenser l’économie autrement. Mais vraiment autrement. Il est urgent de remplacer les dogmes du vieux monde par de nouvelles manières de penser et de pratiquer l’économie et par de nouvelles manières de vivre la démocratie. Cela est possible. L’économie sociale et solidaire en est un témoin en actes et un acteur décisif de cet après crise. Le logiciel de l’économie « conventionnelle » est suranné : logiciel de la croissance, logiciel du tout marché, logiciel techno-optimiste : non ce n’est pas dans la croissance pour la croissance, dans le marché et dans le lucre qu’on trouvera le salut de tous nos maux. Cette crise en est le plus spectaculaire contre-exemple. 

Il faut donc réhabiliter l’économie soutenable comme organisation sociale qui se donne les moyens de répondre aux besoins sociaux tout en prenant soin de ses patrimoines, écologique, social, démocratique.

Faire toute sa place aux « corps intermédiaires »

Les différentes crises révèlent aussi les faiblesses de nos pratiques de la démocratie. En se privant des expertises et des expériences sociotechniques et politiques des acteurs de terrains, des réseaux, des corps intermédiaires, l’État finit par produire des politiques publiques hors sol ou à rebours des urgences. Les associations écologistes alertent depuis de nombreuses années sur l’urgence climatique ; les acteurs du médico-social ne cessent d’exprimer, et bien avant le Covid-19, le manque de moyens pour faire un vrai travail de soin et de care ; les acteurs de la recherche et de la médiation scientifique en lien étroit avec l’économie sociale et solidaire contribuent à éclairer le débat et à redonner à la science sa juste place dans la société : celle qui permet le maintien d’un esprit critique ; les acteurs de proximité de l’économie sociale et solidaire, alertent depuis longtemps sur la fracture sociale (et numérique) à l’origine du mouvement des Gilets Jaunes.

L’expertise, le regard et l’avis de tous ces corps intermédiaires, constitués de citoyens organisés et structurés, devront être pris en compte dans les choix de politiques publiques de demain.  

Démocratiser et relocaliser l’économie

Par-dessus tout, il faut démocratiser les économies : ouvrir des espaces de délibération sur l’identification des activités essentielles, sur le pilotage des politiques publiques, en particulier locales ou sur l’impact environnemental et social des entreprises. Il faut repenser la hiérarchie des priorités économiques. Cette idée n’est pas nouvelle : au Québec, dès 1997 un collectif de l’éducation populaire, le « Collectif pour un Québec sans pauvreté » propose au ministre des Finances de l’époque l’élaboration d’un « produit intérieur doux » : il s’agissait, par la délibération démocratique, de trier les activités utiles socialement des activités nuisibles pour les sociétés. Il s’agissait aussi d’appeler à identifier des activités contributrices au bien-être social et qui étaient ignorées des comptes. De nouvelles initiatives vont dans ce sens aujourd’hui et réclament des délibérations collectives pour définir l’utilité sociale des activités. 

La démocratie ne doit plus non plus rester aux portes de l’entreprise.  Il est temps de valoriser les gouvernements d’entreprise qui s’appuient sur un véritable équilibre des pouvoirs, qui rénovent les pratiques managériales et qui réinterrogent le sens du travail humain. L’expérience d’une partie des coopératives, des SCIC, CAE etc., qui sont autant de démarches coopératives et de fabriques sociales démocratiques, permet de construire les capacités socio-économiques locales dont les territoires et leurs écosystèmes ont besoin. 

La relocalisation de la production ne doit pas être synonyme de repli sur soi. L’impératif coopératif et solidaire implique un soutien massif porté, notamment, aux systèmes de santé des pays du Sud. Grands perdants de la mondialisation ils seront les plus durement touchés, à terme, par cette crise sanitaire, comme ils le sont et le seront par la crise écologique. Face aux tentations identitaires et autoritaires, ces valeurs et pratiques de solidarité internationale sont une urgence. 

Les activités du care

Les activités de service de care et de soin, d’intérêt général ne doivent plus être mises entre les mains du marché. Il n’est pas besoin d’épiloguer, la fuite en avant du tout marché pour les activités sociales montre toutes ses failles. Il faut appeler à des partenariats durables État, collectivités locales et territoriales et ESS pour la création et le financement d’un service public du grand âge et de la perte d’autonomie : il doit être financé publiquement et géré par des organismes publics ou à but non lucratif. Il doit permettre une revalorisation structurelle des métiers dont la crise a montré de manière éclatante toute la nécessité, alors qu’ils sont souvent les moins bien considérés et les moins bien rémunérés.   

Coopérer et être solidaire

Il faut appeler à une coopération et une solidarité plutôt qu’une concurrence et une compétitivité qui loin d’amener le bien-être s’avèrent mortifères. La crise écologique rend d’autant plus urgente et nécessaire la remise en cause de ce modèle. Les initiatives types pôles territoriaux de coopération économiques (PTCE) devront être consolidées, étendues, enrichies. Lorsqu’ils jouent vraiment la carte de la coopération, ils deviennent de véritables projets d’avenir. Ils pourront s’appuyer sur les initiatives solidaires et les communs qui s’expérimentent en continu partout sur les territoires. Les monnaies locales complémentaires pourront aussi en être un vecteur innovant, un repère utile pour orienter production et consommation vers des biens et services soutenables.

Bien sûr il faut faire tout cela sans angélisme. Si l’économie sociale et solidaire est souvent exemplaire, elle n’est pas toujours exempte de critiques. Des financements, devenus scandaleusement exsangues, ont conduit certains acteurs à l’oubli du projet associatif, à la soumission volontaire à la concurrence, à l’acceptation de la précarisation de l’emploi. Tout cela a parfois pris le pas sur l’affirmation du projet politique et sur la coopération et la solidarité. 

C’est la raison pour laquelle il faut en appeler à des coopérations avec l’État, les collectivités locales et les entreprises locales reconnaissant véritablement les fondements et pratiques de l’économie sociale et solidaire. L’ESS doit aussi se mobiliser, avec d’autres forces sociales, pour éviter un retour au vieux monde et impulser sur une large échelle les dynamiques et les initiatives dont elle est porteuse. La mobilisation doit s’opposer au détricotage de la protection sociale, des solidarités locales, des droits démocratiques. En bref. Elle doit être un appel à prendre soin et développer les communs sociaux des territoires. 

Les crises qui ne manqueront pas d’arriver rendent cette mobilisation impérative.

Les réseaux, acteurs, personnes signataires du présent texte sont conscients de l’immensité de la tâche, et sont convaincus que seule une coopération de tous les acteurs permettra d’infléchir le mouvement, et d’obtenir des décisions utiles à tous les niveaux politiques, institutionnels et sociaux nécessaires. 

Ils s’emploient à en concrétiser les engagements au sein de leurs réseaux par leurs initiatives respectives. 

Liste des signataires (actualisée quotidiennement) : 

Martyne Bloch, Sylvie Blondel, André Bosquart, Christiane Bouchart (conseillère municipale de Lille, VP MEL, VP RTES), Marie-France Boutroue (Présidente mission locale Creil 60000), Etienne Bres (Université de Lille), Pierre Bruère (élu), Gilles Caire (Université de Poitiers), Iratxe Calvo-Mendieta (ULCO), Sophie Cauwet (coHose), Camille Charvolen (Maison de l’Environnement Dunkerque), Philippe Chemla (SCIC TETRIS Pays de Grasse), Frédéric Chéreau (maire de Douai),  Marie-Christine Cornu (CCAS Solesmes), Julian Creuse (Collectivité locale), Roland Dequidt (BGE), Angélique Deffontaine (élue – conseillère municipale), Frederic Deivina, Sophie Deretz, François Derisbourg (Lianes Coopération), Stéphane Dorchies (MGEN, référent ESS HDF), Guillaume Doye (Université de Lille), Jean-Pierre Druelle, Marie-Thérèse Druelle, Pierre Duflot (mairie de Ronchin), Didier Dufour (maire), Céline Durot (conseillère municipale), Patrice Eloy (président APAP 80), Hélène Ettamri-Salome (consultante en ingénierie du développement local), Nicolas Fait, Martine Filleul (sénatrice du nord), Francis Formaglio (Président association aide à domicile L’UCIE Services Valenciennes), Julien Galliano (APAP), Gérard Gambet (dirigeant d’association), Geneviève Gantois (PS CRESS), Laurent Gardin (UPHF), Fabien Gauthier (La Nef), Lucas Gauthier, Marc Godefroy (Conseiller Métropolitain délégué à L’ESS, MEL), Philippe Harquet (citoyens solidaires – ancien conseiller municipal), Joseph Hémar (Association des Cigales en Hauts de France), Marc Hervé (APAP), Isabelle Hillenkamp (chargée de recherches IRD-CESSMA), Annie Keirsgieter Beun (conseillère municipale), Stéphane Laurent, Sandrine Layani (MEL), Amélie Lefebvre-Chombart (ChairESS), Baptise Legrand (Biocoope Saint-Martin), Fatiha Legzouli (Little Big Women), Laurence Lejeune (mairie de Faches Thumesnil), Vianney Leveugle (APREVA Mutuelle), Claude Leveque (militant politique PS et associatif), Christelle Libert, Doriann Maillet-Praud (Membre du bureau national des jeunes socialistes en charge de l’ESS), Christian Maurel (sociologue, président honoraire du mouvement associatif en PACA), Stéphanie Mézières, Laurent Naudier (SCOP « on est bien là »), Christophe Niewiadomski (Université de Lille), Philippe Pary (président MRES), Claude Pérard (Ardhome), Olivier Petit (U. d’Artois), Dominique Pierre (Ville de Ronchin), Claudine Pruvost (groupement de coopération médico sociale Polycap),  Didier Rensy (CRESS), Sylvain Rigaud (RNMA), Pierre Robert (Université de Lille), Clara Schmidt (e-graine Hauts-de-France), Clément Sébert (chargé de projet en lien social en régie de quartier Paris), Guillaume De Sequeiros, Céline Tassart (Café des enfants Marelle et ricochet), Abdel Tega, Charlotte Torretti (géographe, LAM), Yetioman TOURE, Michael Vincent (Greentervention), Ginette Verbrugghe (MRES), Sonia Veyssière (doctorat ADEME), Pierre-Karl Zahner (Université de Lille)

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