20 mai 2015
Conférence débat des « économistes atterrés » autour de la présentation du livre :
Le retour des communs
La crise de l’idéologie propriétaire
Coordonné par Benjamin Coriat aux éditions « Les liens qui libèrent »
En présence de :
Sandra Moatti (Présentation)
Benjamin Coriat (Conférencier)
Hervé le Crosnier (Discutant)
Sandra Moatti: Nous sommes donc réunis ce soir pour évoquer la question des communs autour du livre dirigé par Benjamin Coriat. Moi, c’est une question qui sans la connaître me fascine depuis quelque temps, notamment à cause de cette ambivalence incroyable que c’est à la fois une question qui s’inscrit dans un contexte de grande inquiétude et qui, en même temps, soulève beaucoup d’espoirs. Une grande inquiétude parce que, si vous êtes là, vous êtes tous conscient du déferlement de l’ « idéologie propriétaire » qui prend des formes extrêmement diverses, qui s’étend dans ses formes les plus extrêmes, de la brevetabilité du vivant, qui, dans la forme du savoir, prend la forme de brevets sur les molécules, dans le domaine de la création, l’extension des droits d’auteur, dans nos villes, la privatisation des espaces publics, dans nos maisons l’injonction à tous devenir propriétaires de nos logements, sur les terres des pays du Sud, l’appropriation de grandes quantités de terres par des sociétés multinationales, bon j’arrête là la liste ;
Dans ce contexte là, devant cette appropriation généralisée largement justifiée et encouragée par la pensée économique dominante, depuis au moins les travaux sur les droits de propriété des années 1930, comme justifiée au nom de l’efficacité économique, du progrès, de l’esprit d’entreprise, de l’innovation, et à côté de cela, comment est-ce qu’on peut parler d’un « retour des communs » ?, comme c’est le titre de ce livre, parce qu’effectivement en même temps, ce thème suscite beaucoup d’espoirs à la fois à partir de nouvelles pratiques et à partir de nouveaux développements théoriques ; sur le plan des pratiques, l’impulsion a été donnée, me semble-t-il, par les mouvements du logiciel libre et ça a fait tâche d’huile sur toutes sortes d’autres pratiques, et dans le champ théorique, un des jalons de ce coup d’arrêt de la pensée des droits de propriété a été la reconnaissance des travaux d’Elinor Ostrom couronnés par le dit « Prix Nobel d’économie » en 2009, et je dirai qu’à partir de là, il y a eu un foisonnement de travaux et un foisonnement de publications aussi, depuis quelques années ;
Alors, en ce qui concerne les intervenants que nous avons ici, je tiens à souligner que leur intérêt pour ces questions précède largement cette mode, puisque le travail qui a abouti à la publication de cet ouvrage sous la direction de Benjamin Coriat a commencé en 2008-2009, donc je n’ai pas besoin de vous présenter ici Benjamin Coriat, et je n’ai plus mes notes, mais je me souviens encore que vous êtes professeur d’économie à Paris XIII et membre du collectif des « économistes atterrés », et c’est autour de ce livre que vous avez dirigé qu’on est réuni ici, et pour dialoguer avec vous, vous avez convié Hervé Le Crosnier. Alors vous vous êtes enseignant-chercheur à Caen, et vous travaillez sur les questions de technologie et de culture numérique, et je tiens à dire qu’il y a un certains nombre de vos enseignement qui se trouvent en ligne, et moi je me suis promis de regarder cela quand j’aurai le temps, je pense que cela va me déniaiser sur un certain nombre de choses, et vous êtes membres par ailleurs d’une association tout à fait pionnière qui s’appelle Vecam, puisqu’elle a été créée en 1995 autour de la question de l’appropriation citoyenne de ces transformations de l’ère numérique, et vous préparer une initiative dont j’espère que vous allez parler qui s’appelle « le Temps des communs » ; voilà j’ai suffisamment parler et je passe maintenant la parole à Benjamin Coriat pour une présentation de ses travaux.
Benjamin Coriat : Merci beaucoup Sandra d’avoir accepté d’animer ce débat et merci pour cette présentation.
Deux ou trois préliminaires avant de rentrer dans le vif du sujet. D’abord c’est un livre collectif, j’ai eu le plaisir, l’honneur de le diriger, mais il a concerné énormément de gens, au moins une trentaine de chercheurs et les chapitres qui sont publiés ne sont qu’une partie des travaux qu’on a conduits ; bien sûr c’est l’essentiel, je ne vais pas vous dire que c’est le moins important, mais il y a beaucoup d’autres choses qui sont disponibles en ligne, pour ceux que ça intéresse, dans le livre c’est indiqué il y a une adresse internet où vous pouvez consulté 29 working papers, 29 documents de travail, qui ont jalonné toute la réflexion qu’on a conduite, et il y a un certain nombre de co-auteurs qui sont dans la salle et j’espère qu’ils interviendront en cas de besoin ; c’est le premier point.
Le deuxième point, c’est que c’est un travail que je signe (Benjamin Coriat), mais c’est un livre qui nous concerne en tant qu’ « économistes atterrés » d’assez près, c’est pas pour rien que les « économistes atterrés » organisent un débat sur ce sujet ; je voudrais juste rappeler que pour ceux qui ont lu notre nouveau manifeste, qui commence par cinq convictions, l’une d’entre elles est l’importance que l’on accorde à l’initiative citoyenne et aux mouvements en cours sur les communs, donc c’est un livre qui est personnel, je dirais, mais qui concerne un intérêt bien plus général, et qui concerne un intérêt que les « économistes atterrés » portent à cette question.
Alors ceci étant posé, pour introduire à la discussion – et je remercie Hervé d’avoir accepté de « porter la contradiction », en tout cas de réagir, parce que, comme vous le verrez, il a quelques titres pour parler de ces sujets – je voudrais dire trois choses :
1° D’abord justifier un peu ce titre Le retour des communs, et le sous-titre « la crise de l’idéologie propriétaire », avec y compris ce paradoxe que Sandra signalait que par certains côtés on pourrait dire au contraire qu’on est dans un paroxysme de l’idéologie propriétaire. Je veux justifier pourquoi, vous vous en doutez, non sans raisons, j’ai sous-titré « La crise de l’idéologie propriétaire ».
2° Deuxième point, je voudrais consacrer un peu de temps à définir ce qu’est un commun, parce que ça ne va pas de soi, aujourd’hui c’est la mode, avec Hervé ça nous fait un peu sourire parce que quand on discutait de ce sujets là il y a quelques années on était un tout petit nombre et on nous explique aujourd’hui ce que c’est qu’un commun, qu’on a tort sur tout, qu’on ne comprend rien à rien, voilà, je voudrais consacrer un peu de temps à ça, qu’est-ce que c’est un commun, pourquoi c’est important, comment ça se distingue du public, d’un bien public, comment ça se distingue d’un bien public global ? (je parlerai du climat), voilà ;
3° Et puis troisième temps de mon intervention, ce sera sur pourquoi c’est important pour le mouvement social ? Je pense que ce qui nous réunit ici, c’est un sentiment d’injustice, de révolte plus ou moins profond par rapport à ce qui nous entoure et un souci de transformer les choses ; donc je voudrais terminer là-dessus, dire pourquoi intégrer la perspective des communs est important du point de vue de la transformation sociale.
1° Alors je commence par mon premier point, Le retour des communs, pourquoi « le retour des communs » ? Il y a plusieurs raisons, la raison principale, c’est que le grand débat sur les communs, c’est un débat très ancien, c’est un débat qui a concerné les historiens, et en fait, c’est quoi ? C’est le débat que sans doute beaucoup déjà parmi vous ont étudié, c’est le débat sur les enclosures, à l’époque de la révolution industrielle, et c’était quoi le débat sur les enclosures – c’est le premier débat sur les communs – ? , ça a été une époque où, sans doute Hervé y reviendra, ça a été une époque pendant laquelle, sous une forme un peu d’alliance quelque fois, la gentry paysanne (la petite noblesse paysanne) et la bourgeoisie naissante, on a détruit l’équilibre de subsistance et de reproduction qu’il y avait dans les campagnes. Cet équilibre, il était basé sur le fait qu’il y avait une série de droits partagés autour des terres cultivables : certains étaient propriétaires de la terre et, à ce titre, avaient le bénéfice des récoltes, d’autres avaient droit à utiliser des pâturages, à utiliser des moulins à grain, à utiliser l’eau, à utiliser des parcelles, et c’était ça les communs, un système de droits partagés qui assuraient la reproduction à long terme des populations ; et, à partir d’un certain moment, il y a eu, et ça a été l’occasion d’une violence extrême, d’une extrême expropriation de tous ces ayant droit partiels au profit de l’établissement d’une propriété exclusive au profit de certains détenteurs de la terre. Et donc c’est le moment de l’expropriation rurale, pour ceux qui connaissent Marx, pour ceux qui l’ont lu, c’est le moment de l’ « accumulation primitive », le moment dans lequel le travailleur est rendu, comme dit Marx – par euphémisme mais aussi pour des raisons scientifiques – « libre », ça veut dire détaché de la terre et n’ayant plus d’autre solution que d’entrer dans le salariat, donc c’est la naissance du capitalisme ; c’est une époque d’une violence extrême, personnellement je suis en train de réétudier cette période – pour des raisons que vous imaginez –, par exemple en Angleterre en 1723, on a passé quelque chose qui s’appelle le Black Act (l’acte noir, la loi noire), et ce Black Act rendait passible de pendaison toute personne qui touchait à quoi que ce soit de la propriété des communs, c’est-à-dire que tous les droits acquis : les droits de pâture, les droits de passage, les droits à utiliser de l’eau, etc., les droits à prélever de la tourbe pour se chauffer, les droits à prélever des animaux qui faisaient partis du commun, tout cela a été transformé en crime passible de la potence[1]. Voilà, ça c’est la première histoire des communs.
Alors pourquoi « le retour des communs » ? Le « retour des communs » parce que paradoxalement dans les années 1970-1980, en pleine idéologie du droit propriétaire – pour ceux qui ont fait de l’économie, c’est l’époque de la théorie du droit de propriété –, à cette époque, c’est très étonnant et je vous raconte l’histoire parce que ça vaut la peine, le National Research Council (office qui s’occupe de piloter la recherche aux Etats-Unis, un organisme tout à fait officiel, quelque chose comme le CNRS si vous voulez)s’inquiète de ce que dans les zones tropicales du Sud, sur l’ensemble de la zone tropicale, de l’Afrique au Brésil en passant par l’Asie, il y a une soudaine baisse de la productivité agricole, et une baisse de la productivité agricole extrêmement préoccupante parce que toute une série de denrées tropicales ne peut venir que de là, et cette baisse de la productivité agricole, elle est consécutive à une politique de la Banque mondiale, qui a introduit de la grande propriété agricole et qui a fait des enclosures à sa manière. Et ça s’est traduit par une baisse de la propriété privée. Les Américains ont un certain nombre de défauts – on le sait tous – mais ils ont aussi des qualités et, quand ils font de la recherche, ils en font vraiment, donc ils ont réuni plusieurs dizaines, voire une centaine de chercheurs autour de : « pourquoi cette baisse de la productivité agricole ? » Et à la tête de ces chercheurs il y avait qui ? Elinor Ostrom, prix Nobel ultérieurement en 2009, pour des travaux qui sont nés essentiellement là. Et l’hypothèse était : est-ce que la baisse de la productivité agricole n’a pas à voir, au moins en partie, avec la destruction des communs au Sud ? C’est-à-dire, avec la destruction du droit au pacage, du droit au pâturage, du droit à la terre partagée, parce que – je vous fais maintenant toucher du doigt quelque chose d’essentiel – les communs assuraient la protection à long terme des ressources, introduisant des droits équilibrés, partagés entre les différents ayants droit de manière à préserver la ressource à long terme. La propriété privée, l’exploitation capitaliste sur grande échelle a détruit cela. Et le résultat des travaux d’Ostrom et de toute cette équipe de chercheurs, c’est la conférence d’Annapolis en 1984 qui affirme que : « oui, oui, la baisse de la productivité agricole est due au fait qu’on a détruit les communs ». Parce que non seulement on a détruit les communs, mais en évinçant la population qui vivait des communs vers les zones d’exploitation privée, on a crée une surpopulation, on a créé une pauvreté, on a créé une tension sur les terres et voilà pourquoi, à partir de ce moment là, Ostrom et toute l’école d’Indiana, lance, à travers le monde, toute une série d’études sur : les communs, dans le monde, où en sont-ils et comment fait-on pour les préserver ? Voilà, ça c’est le premier « retour des communs ».
Fait extraordinaire, qui montre l’importance historique de la chose, c’est au même moment qu’il y a la propriété intellectuelle sur les logiciels, c’est à ce moment là que l’on commence à breveter les logiciels ; c’est évidemment à l’initiative de nos amis de Microsoft (Bill Gates), alors que jusqu’à ce moment là, le logiciel était ouvert, était libre – Hervé expliquera ça beaucoup mieux que moi – et donc réaction magnifique d’un des grands informaticiens de cette période, Stallman refuse cette situation d’enclosure du logiciel, de fermeture de l’accès à la programmation, donc à l’amélioration de la qualité, parce que breveter de manière privée, c’est fermer, c’est mettre entre les mains de quelques individus, de quelques groupes, le destin de ce qui était autrefois un instrument partagé, et il invente le logiciel libre, et c’est absolument extraordinaire parce qu’avec le logiciel libre, il utilise le droit de propriété et il invente un droit de propriété nouveau en disant « j’utilise le copyright, je dépose le logiciel sous copyright, mais je détourne le droit de propriété pour dire : moi propriétaire, j’ouvre le logiciel, et je l’ouvre à la planète entière » ; ce faisant, il invente un commun, parce que le commun, essentiellement, c’est des ressources en accès ouvert, des ressources en accès partagé, entre différentes types d’usagers, moyennant le respect de certaines règles pour assurer la préservation du commun. Ce que fait Stallman, j’insiste sur ce point – j’ai vraiment une admiration sans bornes – il réinvente du domaine public à travers des droits privés, à travers des licences privées, il dit « l’accès est universel ». Il va même aller beaucoup plus loin, parce qu’il va dire, dans un certain nombre de cas, en rajoutant un certain nombre de clauses, à condition que tous les développements soient remis dans le domaine public (avec son copyleft) ; il crée donc un mode d’innovation originale, dans lequel on a un accès ouvert à tout à condition que l’élaboration faite avec ce qu’on a pris soit remise en commun, donc on crée un mouvement dynamique d’une puissance extraordinaire, tellement puissant que ça va déborder – on y reviendra dans la discussion – sur l’économie capitaliste elle-même, qui a découvert que ce mode collaboratif, coopératif de production des innovations est d’une puissance absolument non comparable avec le mode privé.
Il se trouve, en outre que ce n’est pas seulement la « forclosure » du logiciel, c’est la forclosure de tout ce que vous (Sandra Moatti) avez dit : c’est les brevets sur les molécules thérapeutiques, donc sur les médicaments, alors que dans les pays du Sud, on était libre de ça auparavant, c’est le brevet sur les gènes, sur le matériel scientifique, etc. Donc dans la foulée des communs d’Ostrom, et dans la foulée des communs du logiciel libre de Stallman, se développe à travers le monde un mouvement de communautés – c’est très important, il n’y a pas de commun sans communauté, il n’y a pas de communs sans acteurs, j’ai presque envie de dire il n’y a pas de communs sans activistes qui gèrent une ressource, s’assurent qu’elle est préservée, enrichie, que sa qualité est développée, et qui établissent des règles autour de cette ressource ; et donc à travers le monde vont se développer toutes sortes de communs, depuis des communs fonciers tangibles, jusqu’à des communs intangibles, depuis des jardins partagés, depuis des parcs pour enfants gérés par des collectivités qui sont des communs ouverts, par exemple aux gens du quartier – et évidemment il y en a encore aujourd’hui beaucoup – jusqu’à des bases de données dont on s’assure qu’elles sont en accès libre, que les connaissances qui sont mises dedans peuvent être librement exploitées, utilisées par les gens qui en ont besoin.
Voilà pourquoi c’est le « retour des communs », et voilà pourquoi c’est aussi la crise de l’idéologie propriétaire, parce que c’est quoi l’idée de l’idéologie propriétaire ? C’est l’idée qu’il n’y a de propriété qu’exclusive, que pleine, dont tous les attributs sont donnés à une seule personne. Voilà, c’est ça l’idéologie propriétaire, la grande catastrophe en France si vous voulez, c’est le Code civil Napoléon1804 qui ne reconnaît que la propriété privée exclusive, alors qu’on sort de 1789 (et Napoléon a été d’abord un général de la République avant d’être l’Empereur qu’il a été), on est dans le monde des communs, mais les Thermidoriens, pour parler clair ceux qui ont fait le Code civil de 1804, ont bien pris soin de détruire toute légitimité à tout ce qui pouvait ressembler aux droits d’usage, aux droits de pâturage, aux droits d’accès, etc. qui étaient les communs ; et ont érigé comme forme du droit la propriété privée exclusive. Or cette propriété privée exclusive poussée jusqu’au bout par la Banque mondiale sur les terres tropicales du Sud, sur le logiciel, aboutit à des catastrophes, aboutit au contraire de ce pourquoi elle est faite, voilà la raison pour laquelle elle est en crise, et voilà la raison pour laquelle les communs sont un forme de solution apportée par les citoyens, apportée par la société civile organisée pour rouvrir ce qu’on a essayé de fermer avec la propriété exclusive. Voilà mon premier point.
2°Un commun c’est quoi ? Une fois qu’on a dit ça, on a déjà avancé. Moi, j’ai tendance à dire qu’il faut être précis : il faut distinguer commun, bien commun, bien public, bien public mondial, etc. Alors, en suivant Ostrom, mais aussi en m’appuyant sur d’autres travaux bien sûr, on définit les communs comme la convergence de trois choses. Il y a commun lorsqu’il y a une ressource qui peut être tangible ou intangible : un champ, un jardin, un immeuble ou intangible – des connaissances, des molécules, des logiciels, tout ce vous voulez, de la formation, de la création artistique, culturelle, des chansons, etc. Et autour de cette ressource, on n’a pas un propriétaire exclusif, mais on a un ensemble d’acteurs qui détiennent chacun un ensemble de droits sur l’usage de cette ressource, ce que les anglophones appellent le bundle of rights (le faisceau de droits). Il y a dans la tradition juridique américaine cette notion de faisceau de droits, le fait qu’autour d’un bien un ensemble de personnes ont différents types de droits ; et le principal des droits pour les ressources tangibles mais aussi pour les ressources intangibles, c’est le droit d’accès, c’est le droit d’avoir accès à l’information, accès aux pâturages, etc. ; après il y a un droit de prélèvement, le droit de prélever l’information, le droit de l’exploiter, le droit de l’utiliser, de la transformer. Dans chaque cas, le commun définit des droits, donc un commun, c’est une ressource, un ensemble de droits et d’obligations entre les participants au commun, et puis troisièmement c’est un mode gouvernance du commun ; parce que – il ne faut pas se boucher les yeux – il peut y avoir et il y a entre les différentes parties prenantes des conflits d’intérêt. Prenez le cas d’un pâturage, il est en accès commun, on peut très bien imaginer que des bergers qui ont accès à ce pâturage veulent l’exploiter au maximum au profit de leurs bêtes à titre exclusif, eh bien non !, ça ce n’est pas un commun, c’est un champ en accès libre, ça n’a rien à voir ; il y a commun si les droits relatifs à la pâture sont définis entre les différents types d’exploitants et où l’on veille à ce que chacun respecte les droits qui lui sot alloués ; c’est une structure de gouvernance et c’est essentiel pour assurer la survivance à long terme du commun. J’insiste sur ce point, parce que, si vous prenez par exemple Wikipedia, la qualité de Wikipedia, c’est la qualité des informations qu’il y a dedans, donc c’es très bien qu’il y ait un accès libre et c’est très bien que les contributeurs de Wikipedia ne soient pas uniques, etc., mais il faut aussi vérifier que Wikipedia ne soit pas gâchée par de fausses informations, par des informations tronquées, etc. Donc un commun doit être gouverné de la même manière qu’un pâturage doit être gouverné ; une base de données qui contient des résultats scientifiques doit être gouvernée, on doit vérifier quelles sont les informations que l’on fait figurer dans la base de données, et le cas échéant d’ailleurs, si c’est des informations sur lesquelles on a des doutes, on peut faire des catégories : celles qui sont certaines, celles qui sont sujettes à discussions, à quelles discussions elles sont sujettes, etc. pour veiller à la qualité du commun. Voilà, ça c’est un commun.
Par contre, la notion qu’on utilise souvent, qu’utilisent souvent les Italiens, c’est la notion de « biens communs ». Alors le bien commun, moi j’aurai tendance à dire c’est autre chose, c’est un bien dont le bénéfice concerne des grandes catégories de gens, des collectivités plus ou moins nombreuses dont l’intérêt exigerait qu’il soit à la fois conservé en accès ouvert et protégé dans leur qualité, mais qui ne l’est pas. Je vais vous donner un exemple très simple : le climat. Le climat est par excellence un bien commun : la fonte des glaces, les problèmes liés aux gaz à effet de serre, les problèmes de montée de température dont nous sommes maintenant clairement menacés et dans des échéances qui ne font que se rapprocher ; c’est clairement un bien commun – on y a tous accès, etc. – et pourtant ce bien n’est pas gouverné, ou plutôt il est très mal gouverné – on va avoir le COP 21, donc la 21ème ! Et qui n’est elle-même qu’une des nombreuses institutions en charge de ce commun. Cela montre bien que du bien commun au commun, il y a un chemin à effectuer, qui est d’assurer sa bonne gouvernance. Et moi j’aurai tendance à dire – mais ça fait partie de la discussion – que le climat est par excellence un semi-commun, c’est-à-dire que c’est un commun par la nature de la ressource, par la nature de l’accès, mais il n’est pas encore gouverné, ou très mal gouverné, ou en cours de règlement, on espère qu’il le sera. Voilà la différence que je fais entre les communs et les biens communs.
C’est la raison pour laquelle le passage du bien commun au commun, c’est un passage – allez, je vais le dire ! – militant, c’est un passage pour s’assurer que l’accès sera préservé, que sa qualité sera préservée, que l’égalité d’accès sera préservée, etc. Vous commencez maintenant à comprendre, à supposer que ce n’était pas déjà le cas, pourquoi c’est un sujet pour les « atterrés », pourquoi c’est un sujet de la transformation sociale, la transformation d’une série de choses en communs est un élément capital du type de société que nous voulons construire, en tout cas c’est ma conviction.
Pourtant, je continue dans mes définitions, un bien commun ce n’est pas un bien public. J’appelle bien public – c’est des conventions, on peut en discuter mais il faut bien comprendre qu’on a vraiment intérêt à définir de quoi on parle, parce que sinon on va avoir la plus grande confusion dans les débats –, les biens publics sont des biens dont la puissance publique a déclaré qu’elle en faisait un bien public, qu’elle prenait en charge ce bien ; c’est la différence avec le commun, c’est pas la collectivité ou des collectivités de personnes, c’est la puissance publique en son nom, en tant que délégataire d’un pouvoir de règlement, de coercition, etc. qui décrète que c’est un bien public ; c’est par exemple, les bord de mer, c’est un bien public, le domaine public est supposé être un bien commun, mais, je n’ai pas donné cet exemple par hasard, vous voyez bien que ça n’est un bien public que si c’est, comme disent les Anglais, un enforcement, que si c’est garanti ; la faiblesse du bien public – il y a aussi des avantages – mais la faiblesse du bien public, c’est la faiblesse du dispositif qui garantit la qualité de l’accès, de l’égalité d’accès, etc. ; ce dispositif il peut exister ou pas, et, pour être tout à fait clair, il y a des choses qui ont vocation à appartenir au domaine public, et ça requiert des citoyens qu’ils se mobilisent pour que le public remplisse ses obligations vis-à-vis des choses publiques ; et il y a des choses qui ont vocation à devenir des communs, plutôt des communs que des biens publics, c’est des cas d’espèce si je puis dire. Ensuite il y a la question des biens publics globaux, alors les biens publics globaux c’est l’océan, j’ai parlé du climat, sur lesquelles, dans un certain nombre de cas, surtout pour les biens naturels, la gouvernance est spécialement compliquée. Quand on demandait à Ostrom : pensez-vous qu’on peut gouverner le climat par des moyens locaux ? Elle répondait : pensez-vous qu’on peut se dispenser d’une gouvernance locale ? Ça veut dire par exemple comment voulez-vos réglementer l’atmosphère ? Bien sûr par des traités et des accords internationaux, de la régulation internationale, mais aussi par une gouvernance dans les villes qui surveille les émissions de gaz, par les différentes collectivités concernant les différents problèmes relatifs à l’atmosphère ; pareil pour la mer si vous voulez, elle est un bien commun, mais si vous voulez la transformer en commun, ça voudrait dire – allez, je vais le dire comme je le pense – donner un pouvoir de police à Greenpeace, que Greenpeace qui sillonne les mers puisse arraisonner les navires qui déchargent leurs gaz en pleine mer, etc. Vous voyez, c’est ce qu’Ostrom appelle du polycentrique : il faut du supranational, il faut du central, mais même pour les communs globaux, il faut du local. Et c’est l’articulation du local et du central qui permettra de faire face aux communs globaux.
3°Voilà, j’ai presque fini, mon tout dernier point, c’est : pourquoi les communs sont importants vis-à-vis de la transformation sociale ? Je crois l’avoir dit, il y a toute une série de choses qui nous ont été retirées, qui influencent nos vies de manière extrêmement directes, et sur lesquelles seule la mobilisation de collectifs, de nous-mêmes peut rétablir l’ouverture, l’accès partagé et, j’insiste sur ce point, peut garantir la préservation et la qualité. La propriété privée, dans nombre de cas – il se trouve que moi j’ai visité un certain nombre de mines en Amérique latine, et il se trouve que ces mines elles appartenaient en priorité à des multinationales américaines, leur souci c’était quoi ? C’était l’exploitation la plus rapide possible des gisements les plus rentables possibles, le plus vite possible – parce qu’on ne sait jamais, ils risquaient d’être expropriés du jour au lendemain ! – et on a vu comme ça détruire toute une série de ressources, donc la propriété exclusive n’est pas l’amie de la rationalité, de la bonne exploitation, dans nombre de cas, elle en est la pire ennemie, et, dans nombre de cas, seul le commun peut le permettre.
Dernier point sur lequel je voulais insister, j’ai beaucoup insisté sur le commun, l’égalité de l’accès, la préservation, la qualité, etc. Je voudrais insister sur le commun et la démocratie. Le commun permet d’introduire un niveau intermédiaire de démocratie. Je ne veux pas faire de démagogie, je ne veux pas dire : « vive la démocratie directe du commun, à bas la démocratie représentative des élus ! etc. », parce que ça ne tient pas debout, mais compléter la démocratie représentative par de la démocratie participative, par de la démocratie directe du commun, dans un certain nombre de cas, est absolument essentiel, et le commun a cette double vertu si je peux dire : à la fois il permet l’accès, le partage, l’ouverture et à la fois il permet de franchir un échelon supérieur de la démocratie.
Mon dernier mot, c’est pour dire ce qu’il y a dans le livre – bon il y a tout ça dans le livre –, vous verrez le livre est organisé autour de deux grandes sections – en fait il y en a quatre –, les deux grandes sections sont communs et économie collaborative et communs et domaine public, parce que le commun est à cheval, il est aux limites de l’entreprise, parce que, comme vous l’avez compris, un commun de pêcheurs autour d’un lac, qui ont accès au lac, et qui vivent du lac, c’est une entreprise, une entreprise particulière, très particulière, pas basée sur la propriété privée, c’est même le contraire ; donc vous voyez il y a une limite avec l’entreprise d’un côté ; et puis, c’est l’exemple du logiciel libre que je vais vous donner, il y a commun et domaine public : dans un certain nombre de cas, c’est par du commun qu’on crée et préserve du domaine public, donc vous voyez le commun touche à plein de choses, mais, en même temps, le commun est sans arrêt menacé, le commun peut être instrumentalisé – on va voir tout cela dans la discussion. Voilà, je vous remercie de votre attention, et je passe la parole à Hervé, mais je voudrais qu’il dise quelque chose sur le « Temps des communs », parce que cela me semble très important.
[1] Note du transcripteur(Ndt), toute cette histoire est racontée par l’historien britannique Edward P. Thompson, La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, 2014 (http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_des_forets-9782707177179.html).