Rapport de recherche sur les Communs sociaux (P.Sauvêtre)

Le présent rapport est le résultat la première année de recherche de la Chaire interuniversitaire et interdisciplinaire en économie sociale et solidaire et soutenabilité du territoire (ChairESS) du Nord-Pas-de-Calais. Ce rapport a été réalisé par Pierre Sauvêtre, maître de conférences en sociologie à Paris Nanterre et post-doctorant ChairESS HDF (2015-2016).

Rapport en libre consultation : Les « communs sociaux » : une métamorphose de l’économie sociale et solidaire ? Recherche sur quelques critères idéal-typiques des « communs sociaux ».

Les processus économiques et politiques que nous connaissons depuis quarante ans ne correspondent pas à une parenthèse qui aurait été suivie d’un retour au cours normal des choses, mais au contraire à une profonde réorientation des sociétés occidentales contemporaines dans le sens de la déconstruction de la trajectoire historique qui avait amené les Etats de l’Europe de l’Ouest à réduire les inégalités à travers la mise en place de politiques sociales redistributrices, à développer des services publics et à faire progresser les droits sociaux et démocratiques – fût-ce dans un contexte bien spécifique marqué par les épreuves nationales des guerres mondiales et la crainte de l’expansion du communisme (Rosanvallon, 2011), des luttes ouvrières massives et un modèle de développement fondé sur la croissance qui mérite lui-même d’être mis en question (Pessis, Topçu, Bonneuil, 2013).

Suivant ce retournement, le mode de gouvernement néolibéral à travers les privatisations, l’extension des mécanismes de marché et de la concurrence passant par la suppression de la régulation nationale de l’économie et l’inscription dans le cadre de la globalisation a favorisé la formation d’un « Etat entrepreneurial » (Dardot et Laval, 2009) qui consacre l’entreprise comme le modèle par excellence de l’institution de la société. Les conséquences de cette « grande régression » (Généreux, 2010) ont été l’explosion des inégalités, la remise en cause des politiques sociales, l’appauvrissement et le dysfonctionnement des services publics, et la réorganisation oligarchique du pouvoir à l’échelle européenne et internationale qui vide de leur substance la souveraineté populaire et l’exercice des droits sociaux et démocratiques (Dardot et Laval, 2016).

Ce contexte macro-économique mérite d’être évoqué tant les transformations dans l’économie sociale et solidaire sont inséparables des mutations du capitalisme lui-même vis-à-vis duquel elle est en constante adaptation (Hély et Moulévrier, 2013 ; Duverger, 2016a), mais aussi des mutations de l’Etat et de l’action publique qui ont en quelque manière « intériorisé » la rationalité néolibérale (Bezès, 2009 ; Bruno et Didier, 2011 ; Degoffe et Rouvillois, 2012). L’économie sociale et solidaire n’a donc pas échappé à ce tournant entrepreneurial. Celui-ci se caractérise par un double processus de privatisation du public et de publicisation du privé (Hély, 2009). D’une part une privatisation du public qui se traduit par l’introduction, en particulier dans le secteur associatif, de formes de régulation marchande d’activités (comme dans le secteur du tourisme social ou celui de l’aide à domicile) qui étaient jusqu’alors placés sous tutelle publique (ibid.), ou par la substitution, dans le cadre du financement des associations, du mécanisme de la commande publique à celui de la subvention (Tchnernonog, 2012). D’autre part une publicisation du privé qui se manifeste par la mise en avant par la sphère privée de la notion de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) affichant une « contribution au bien public et promettant un secours à une puissance publique supposée débordée » mais qui n’est en réalité qu’un « dispositif politique du capitalisme contemporain » (Bory et Lochard, 2009), ou encore, à travers le lancement des « contrats à impact social » par l’Etat qui encourage ainsi le secteur privé – et à travers lui la finance la plus spéculative (Goldman Sachs ou Morgan Stanley) – à financer des programmes associatifs à visée sociale qui seront rémunérés ex-post par l’argent public sous condition de réussite (Libération, 2016).

L’entrepreneuriat social serait même devenu la forme d’institutionnalisation de l’économie sociale et solidaire adaptée au contexte de « l’affirmation idéologique de la suprématie du marché » qui sévit depuis le début de la décennie 2000 et que la crise de 2008 n’a fait que renforcer. Mais sa nouveauté vis-à-vis des précédentes formes historiques de l’institutionnalisation de l’économie sociale et solidaire, qui, tout en étant intérieures au capitalisme, n’en constituaient pas moins un pôle critique, est de correspondre à « l’assimilation de l’idéologie capitaliste par sa critique » (Duverger, 2016b). L’économie sociale et solidaire se trouverait donc absolument désarmée et sa vocation à faire office d’alternative à l’économie capitaliste serait profondément remise en question.

Ces éléments de contexte permettent de comprendre que la ChairESS ait décidé de consacrer son programme de recherche tri-annuelle (2015-2017) à la thématique « ESS et initiatives solidaires en communs ». Les « communs » se sont en effet manifestés ces dernières années, en particulier depuis l’attribution en 2009 du prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel à Elinor Ostrom pour ses travaux sur les ressources communes, comme un des termes porteurs d’une alternative possible à l’économie capitaliste. L’analyse des rapports et des convergences possibles entre économie sociale et solidaire et communs apparaît donc comme une manière non seulement de montrer que l’économie sociale et solidaire n’est pas entièrement soumise au tournant néolibéral, ce qui implique nécessairement de souligner la diversité et les divergences qui la traversent, mais aussi de réfléchir à la redéfinition de son projet alternatif.

Partagez cet article